2019 : Une histoire des alternatives néorurales paysannes depuis le XIXème siècle
Par Jean Autard
Ce texte de Jean Autard (élève normalien à l’ENS ULM) est issu d’un travail de mémoire de M1 en socio-histoire à l’EHESS.
Introduction
L’agriculture, aujourd’hui devenue marginale dans nos sociétés, risque de reprendre la place centrale qui fut la sienne du néolithique au début du XXème siècle dans un contexte d’effondrement, de déclin de la civilisation industrielle. Pour que dans un pays comme la France seulement 3% des emplois dans le secteur agricole suffisent à nourrir l’ensemble de la population et à exporter, il faut :
Une mécanisation poussée qui suppose un secteur industriel performant et une disponibilité en énergies fossiles.
Des engrais, principalement des nitrates (synthétisés à partir de l’azote de l’air par le procédé Haber-Bosch consommateur d’hydrocarbures) des phosphates et du potassium (produits à partir de mines de phosphore et de potassium dont les gisements s’épuisent1)
Un système de transport performant permettant les échanges nécessités par une spécialisation des monocultures et un éloignement des lieux de consommation.
Chacun de ces trois ingrédients est menacé dans un contexte de déplétion des hydrocarbures et serait inexistant en cas d’effondrement poussé. De plus, l’érosion, la salinisation et l’artificialisation des sols réduisent la disponibilité et la qualité des terres arables au niveau mondial. Le réchauffement climatique peut enfin entraîner une diminution sérieuse des rendements à l’hectare2. On observe déjà un « yield plateau » depuis 40 ans : le rendement maximal à l’hectare des terres les plus fertiles en agriculture conventionnelle ne progresse plus.
Le secteur agricole pourrait même être le maillon faible déclenchant l’effondrement : dans les scénarios 2, 3, 4 et 5 du modèle World3 du rapport Limits to Growth, où la quantité de ressources non renouvelable est doublée, c’est le secteur agricole, victime de la pollution, de la surexploitation et de l’artificialisation des sols qui provoque un effondrement démographique et l’effondrement industriel et énergétique ne vient qu’ensuite3. Plus récemment, le spécialiste des questions agricoles et des conséquences du réchauffement climatique Lester Brown écrivait « food is the weak link in our twenty-first century civilization. »4.
En contexte d’effondrement, il semble que l’on puisse ainsi faire l’hypothèse d’un retour massif de population – survivante ? – dans le secteur agricole. C’est d’ailleurs ce qu’anticipent les fondateurs de la permaculture Bill Morison et David Holmgren, ou encore les Villes en Transition (Transition Town). On observe d’ailleurs de tels phénomènes dans des pays ayant connu des formes d’effondrement : développement des jardins potager dans la Russie post-soviétique ou agroécologie à Cuba. Pour autant, être agriculteur ne s’improvise pas. Qui sont ceux qui par le passé ont pu choisir de revenir volontairement vers l’agriculture pour créer une société alternative ?
La valorisation du retour vers un monde rural et une nature magnifiée opposés à la civilisation urbaine corrompue est ancienne. Sans remonter jusqu’aux Géorgiques où Virgile enjoint ses concitoyens à retrouver les douceurs de la vie champêtre et pastorale dont la guerre civile les a éloignés, ou aux moines cisterciens du moyen-âge partis s’isoler en communautés dans des lieux sauvages et naturels5, on pourrait voir dans les œuvres de J.-J. Rousseau ou de H. D. Thoreau quelques exemples de ce mouvement.
On se contentera ici de retracer les grands moments d’un phénomène dont nous garderons trois caractéristiques essentielles : la recherche d’une vie rurale, plus proche de la nature, le caractère collectif et politique de l’initiative qui ne se réduit pas à un simple choix de vie individuelle dans la société et le rejet de la modernité urbaine et industrielle. Nous n’inclurons donc ni les mouvements paysans, ni la néo-ruralité « intégrée » de touristes, retraités ou d’actifs (administratifs, médicaux…) partis exercer leur activité à la campagne.
Les précurseurs
a) Éviter quelques confusions
Le terme d’utopie souvent employé est la source de confusions et de la réunion sous une même étiquette d’expériences de natures très différentes. Au sens strict, l’utopie est caractérisée par un primat de l’idée sur la pratique : c’est une société idéale pensée de façon surplombante, dont une limite est souvent de partir de présupposés anthropologiques sur ce que l’homme est ou devrait être plus que d’hommes réels. On peut donc commencer en suivant Joëlle Zask6 par évoquer deux familles d’utopies agraires, l’une marquée par une tentation rationaliste et paternaliste, l’autre par une recherche romantique d’authenticité :
Les utopies agraires rationalistes et paternalistes s’inspirent d’auteurs soucieux d’inventer une société idéale à partir de principes rationnels « aux XVIIIe et XIXe siècles il en existe déjà de nombreux qui alimentent l’ « imagination sociale »7 la plus intense : communisme agraire de Bonneville, Monde primitif de Court de Gébélin, ferme collective de Restif de la Bretonne, terrianisme de Lancry et de l’abbé Lemire, phalanstère de Fourrier, etc. »8. Il ne s’agit pas d’un rejet de la modernité industrielle mais au contraire d’une tentative d’adapter le modèle de rationalisation qui a connu tant de « succès »9 dans les villes et l’artisanat aux campagnes et à l’agriculture.
Les tentatives souvent infructueuses de donner une réalisation concrètes à ses théories sont aussi multiples au XIXème siècle. Les historiens Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz10 en exhument une multitude dès le XIXème siècle, du « Circulus » fondé dans la Creuse par Pierre Leroux, précurseur de la pensée agro-écologique aux communautés owenistes. Ainsi, en 1832, Victor Considérant créa un premier Phalanstère à Condé-sur-Vesgre, ferme collective au modèle social fondé sur l’étude des pulsions humaines inventé par le philosophe socialiste Charles Fourrier.
L’archétype de l’échec de ce projet d’utopie forcée est le kholkhoze soviétique, instauré en 1928, tentative désastreuse de réaliser à grande échelle la communauté agricole idéale et rationnelle.
La seconde catégorie correspond en particulier à la récupération par la révolution conservatrice völkish allemande du mouvement de la Lebensreform (réforme des modes de vie), valorisant l’enracinement et l’unité symbiotique du peuple rural autour du concept d’Heimat (terre natale). On peut citer comme réalisation la communauté rurale d’Heimland fondée en 1910 avec la participation du théoricien antisémite Theodor Fritsch et réservée aux « aryens ».
D’une certaines façon et bien qu’en apparence orientées vers la nature, ces deux familles de projet, rationalistes et technocratiques pour les uns et nationalistes et fondés sur l’exclusion pour les autres témoignent du même mode de pensée moderne qui nous mène à l’effondrement. On peut alors distinguer une troisième famille de projet dont l’inspiration libertaire, écologiste, ouverte et universaliste, même si elle procède elle aussi de la modernité et donne lieu à des moments utopiques, s’est construite peu à peu, par des expériences plus que par une rationalité technique surplombante ou à travers le primat d’une idéologie : c’est de cette troisième famille que nous allons tenter de retracer la généalogie.
b) Le terreau anarchiste
Les communautés et anarchistes naturiens de la fin du XIXème siècle rassemblent déjà de nombreux ingrédients des mouvements ultérieurs comme le caractère horizontal et autogéré (différent des utopies coercitives), le rejet de la civilisation urbaine et industrielle, le végétarisme, la valorisation de la nature. Leur héritage a pu être indirectement récupéré par la médiation des années 1970 : un bel exemple de cette généalogie indirecte est la destinée du périodique Le Sauvage, journal satirique qui paraît pour la première fois en 1899, il s’agit d’une dénonciation du progrès publiée par les milieux anarchistes et valorisant la vie saine de l’homme des cavernes. En 1972, les journalistes Claude Perdriel et Alain Hervé relancent le mensuel Le Sauvage, qui paraîtra jusqu’en 1980 et sera un des principaux périodiques de l’écologie politique naissante. Enfin, depuis 2009 , le périodique reparaît sur internet, associant articles nouveaux et mise à disposition de ceux des années 1970, avec le sous-titre « culture et écologie – fondé en 1973 » et se décrivant comme la « mémoire de l’écologie politique »11, sans mention de son lointain prédécesseur.
L’historien Arnaud Baubérot revient sur l’histoire du mouvement anarchiste naturien12. Dans le contexte de l’émergence d’une médecine néo-hippocratique qui insiste sur le rôle de l’environnement (les circumfusa), le naturisme émerge d’abord comme pratique médicale portée en particulier par le médecin montpelliérain Théophile de Bordeu à la fin du XVIIIème siècle. L’hydrothérapie développée en Allemagne dans les années 1830 par un paysan Silésien, Vinzenz Priessnitz connut un grand succès, popularisant l’idée de médecine naturelle avant de déboucher sur un hygiénisme vitaliste des cures d’altitude, de l’air pur ou des bains d’eau froide, souvent associé avec nudisme hygiénique et avec le début du végétarisme. De ce terreau favorable émerge une pensée s’exprimant en particulier dans des revues végétariennes qui associe hygiénisme, critique du mode de vie urbain, réforme des modes de vie, recours à la nature et lutte contre la dégénérescence « fin de siècle ».
Le groupe des Naturiens libertaires est constitué en 1895 par le peintre Émile Gravelle dans la salle d’un marchand de vin à Montmartre pour rassembler « tous ceux qu’intéresse le retour à l’état de nature »13 suite à des annonces dans la presse libertaire dans le but de créer un « phalanstère », exactement comme l’ont fait plus tard les installés des années 1970 ou comme cela se fait aujourd’hui sur internet. Ne dépassant pas la cinquantaine de participant, le groupe diffuse un périodique L’État naturel et la part du prolétaire dans la civilisation et fait connaître ses idées dans divers périodiques anarchistes. Baubérot analyse cette émergence à contre-courant dans un contexte de désagrégation de l’anarchisme français suite aux vagues d’attentat de 1892-94 qui renoue avec l’anti progressisme du premier anarchisme se référant à Tolstoï ou Thoreau14. À la frustration sociale répond une valorisation de l’homme préhistorique et de l’abondance initiale, la quête d’un âge d’or, discours qui permettent d’instaurer « ce que Max Weber désigne par l’expression de « communauté émotionnelle ». Autour de la figure prophétique de Gravelle »15. Une des principales singularités du groupe est son rejet du machinisme, alors que la majorité des socialistes et anarchistes se sont convertis à la mécanisation après les premiers temps d’hostilités16. Le groupe se désagrège vers 1900 puis est relancé en 1902 par George Butaud, ils décident alors la création d’une colonie libertaire en milieu rural qui devient l’objet unique de leurs réunions et voit le jour en 1903 à Vaux. Le milieu libre de Vaux, où les membres se consacrent à des activités agricoles et artisanales mais qui achoppe sur l’autoritarisme du couple fondateur. Toutefois, il y a la une première manifestation du retournement caractéristique des installés : « Il n’est plus question de détruire la civilisation pour hâter l’avènement du millénium égalitaire et libertaire et restaurer le paradis terrestre des temps préhistorique. Il s’agit désormais de fuir l’ordre social pour fonder dans la nature, c’est-à-dire à la campagne la promesse d’un ordre nouveau ».
De cette première tentative jusqu’à la guerre de 1914-1918, l’historien de l’anarchisme Jean Maitron recense dix autres expériences de colonies plus ou moins durables que Baubérot qualifie de « communautés néo-rurales » en transposant les analyse de Hervieu et Léger sur le « recours à la nature » face à un désarroi lié à la désagrégation de modes de vie et de formes de sociabilité traditionnelle qui produit « l’aspiration à une vie simple la volonté de s’affranchir du salariat contestation radicale des normes sociales et culturelles dominantes ». Comme le montre leur étude par Céline Beaudet17, ces « milieux libres » anarchistes partagent de nombreux points communs avec leurs successeurs des années 1970, comme une lutte contre l’autorité et le patriarcat, la promotion de l’amour libre, le végétalisme, et une vision de soi comme expérimentation d’un monde à venir produisant une tension entre revendication de libération individuelle immédiate et impatience du changement social.
La réalisation sans doute la plus emblématique et la plus durable de la période est sans doute celle de la communauté de Monte Verita, à Ascona en Suisse italophone. Dans ce lieu naturel préservé s’installent de 1889 à 1920 « un groupe d’hommes et de femmes s’étaient rencontrés dans un cercle d’anarchistes munichois, et avaient acheté quelques hectares de terre au Tessin, pour y bâtir leur communauté. Avec les années, plusieurs mouvements ont trouvé dans cette région le lieu approprié pour promouvoir leur idéal de vie : les courants anarchistes, le naturisme, le végétarisme, le spiritisme, les médecines naturelles, l’hygiénisme, la Théosophie. Cette galaxie utopique a donné lieu à ce que l’on a appelé « Le mouvement de réforme de la vie. »18. Dans ce lieu que visiteront plusieurs personnalités emblématiques comme l’écrivain Hermann Hesse, on trouve ainsi tous les ingrédients des communautés néo-rurales ultérieures.
c) Au temps des guerres mondiales
L’interruption de la guerre de 1914-1918, joue un rôle ambigu, en mettant fin à de nombreuses expériences, et, avec la révolution de 1917, en réorientant pour longtemps la majorité de la critique de la société capitaliste dans une autre direction. Pourtant, une génération dont la confiance en l’avenir de la civilisation industrielle et urbaine a été ébranlée par la guerre donne un nouveau souffle à la critique du progrès et à une diversité de pensée, parfois qualifiés de « non-conformistes » dans les années 1920 et 1930 en opposition avec les alternatives dominantes, communistes, libérales puis fascistes.
L’écrivain provençal Jean Giono (1895-1970) décide en 1935 de réunir à Manosque un certain nombre de « camarades » émus par le « projet d’établissement de la joie »19 qu’il avait décrit dans son livre Que ma joie demeure. Une quarantaine de personnes s’installent alors sur le plateau du Contadour « après avoir acheté tous ensemble une maison, une citerne et un hectare de terre autour ». Cette expérience connaît un certain retentissement, en particulier dans les milieux non conformistes des années 1930. Le pionnier de l’écologie girondin Bernard Charbonneau, proche du mouvement personnaliste et ami de Jacques Ellul, mentionne avec espoir dans un écrit de 1936 la tentative de Giono, montrant qu’elle connut un certain écho20. L’expérience est interrompue par la seconde guerre mondiale.
Le philosophe et poète franco-italien Lanza Del Vasto (1901-1981) est lui aussi issu de l’effervescence intellectuelle de l’entre deux guerre, entre spiritualité chrétienne et fréquentation de la bohème surréaliste. Après un voyage en Inde en 1936 en quête de spiritualité où il rencontre Gandhi qui l’initie à la non-violence et lui donne un nom sanskrit, il fonde en 1948 l’ordre de Gandhien de l’Occident ou communauté de l’Arche pour transmettre la non violence en occident. Il s’ensuit l’implantation de plusieurs communautés en France, en Italie, en Espagne, en Argentine, au Québec, en Israël ou encore au Maroc. Il reste aujourd’hui cinq communautés en France donc celle de La Borie prés de Lodève fondée en 1963 et étudiée par Emmanuelle Coulomb21 qui décrit une vie austère et laborieuse dans une nature préservée, caractérisée par une recherche de pureté, la pratique de la méditation et l’existence de rites et de moments festifs (date anniversaire, fête des femmes…).
Le moment charnière des années 1970
Le mouvement qui commence dans les années 1960 avant de culminer dans la décennie 1970 est une référence inévitable et un creuset pour ceux qui s’installent aujourd’hui. Le mouvement des hippies et des marginaux est issu de la contre-culture américaine des années 1950 et de ce que l’historienne C. Rouvière qualifie de « bric à brac » culturel mondial : référence vestimentaires aux indiens d’Amérique du Western (bandeaux, mocassins, parfois tipis), aux pratiques hallucinogène d’Amérique latines, aux religiosités et spiritualités orientales (références à Auroville, et à Katmandou) s’hybrident à la culture politique anarchiste ou marxiste hétérodoxe réactivée par la nouvelle gauche intellectuelle après 1956 (référence à L. Trosky, W. Reich, à l’école de Francfort, la théorie critique, Cornélius Castoriadis). Des expériences pionnières comme celle de Pierre Rabhi, O.S. D’origine algérienne, installé en Ardèche en 1961 avec l’aide d’un père dominicain ouvrent la fois à ce qui s’affirme à partir de 1968 comme un mouvement de masse.
Catherine Rouvière22 distingue cinq vagues successives correspondant chacune à un profil idéal typique. Comme toute démarche typologique d’un phénomène aussi large, il ne s’agit pas de gommer les disparités et le chevauchement de formes différentes à chaque moment mais de faire ressortir des inflexions et continuités.
a) Les migrants de l’utopie
La première vague (1968-1973) fait immédiatement suite au « moment 68 », elle est décrite par Danièle Hervieux-Léger et Bertrand Hervieux : Dès l’été 1968, de nombreux jeunes arrivent en vacance dans les campagnes à la recherche d’une ruine isolée pour vivre « autrement ». Ce phénomène culmine lors des étés entre 1971 et 1973. Par centaines, ils se renseignent auprès des mairies, dans des publications (comme le Guide des villages abandonnés paru en 1970) ou chez les commerçants. Malgré des taux d’échec de 95%, le flux ne tarissait pas, et les communautés qui tenaient polarisaient de nombreux visiteurs de passages et curieux constituant des réseaux d’une « sociabilité marginale ». A partir de 1969 émergent des groupes constitués par annonces dans des périodiques comme C ou Le lien communautaire. Roger Pol Droit évalue en 1972 leur nombre à 300 à 500 communautés rassemblant entre 5 000 et 10 000 personnes l’hiver et entre 30 000 et 50 000 l’été23.
Leurs motivations variées s’articulaient autour d’une critique de l’individualisme bourgeois de la société dominante, s’inscrivant dans le courant de la critique anti-institutionnelle soixante-huitarde. Les premiers se voyaient précurseurs d’un éclatement prochain des structures sociales dans le sillage de mai 1968, il s’agissait d’expérimenter la société à venir dans une forme d’immédiatisme révolutionnaire : refus de l’eschatologie révolutionnaire qui diffère la rupture, refus de l’autorité tutélaire du parti qui pense pour les masses et refus de l’ascèse militante qui met entre parenthèses les aspirations personnelles24. Toutefois, après la déception faisant suite au retour à l’ordre après les élections législatives de 1968, émerge un appel au passé, un « retour aux sources » qui s’enracine symboliquement dans des espaces marqués par la résistance passée, par exemple en Ariège où la résistance des Camisards a été médiatisée par le film de René Allio. Cela s’inscrit dans un reclassement des forces politiques après l’échec de 1968, donnant lieu à un rejet des structures bureaucratiques de la gauche traditionnelle hiérarchisée et rigide à la recherche.
Le mouvement se concentre dans certaines régions du Sud de la France marquées par le Soleil, la dépopulation et l’enrésinement (reconquête des espaces ouverts par la forêt) : l’Ariège, les Cévennes, les Alpes de Haute Provence, la Drôme, mais aussi le plateau des Milles Vaches, premier « désert » rencontré depuis Paris puis se diffuse dans d’autres régions : Bretagne, Vosges, Gers… Très vite émergent des lieux emblématiques comme Rochebezes, Villeneuve du Bosc, Blacherette, souvent caractérisés par des fondateurs charismatiques qui inspirent de nombreux autres candidats au départ.
Les premiers arrivants font face aux plus fortes réticences de la part des habitants locaux : refus de vente, inquiétude sur la propriété face à l’émergence de squats ou encore rejet du fait que certains tentent de réussir à vivre dans leur région de l’agriculture là où eux ou leurs enfants ont souvent échoué. Les rumeurs, l’inter surveillance et l’appel aux gendarmes pour des perquisitions menant parfois à des arrestations pour délits de mœurs étaient fréquents.
Le mouvement de retour se concentre sur les régions agricoles les plus lourdement touchées par la désertification des campagnes françaises et le déclin de l’agriculture. La période qui fait suite à la seconde guerre mondiale présente une forte accélération du mouvement d’exode rural et de départ hors de l’agriculture. Ainsi, on passe de 1949 à 2007 de 29% à 3% des emplois dans l’agriculture25. Dans son ouvrage La fin des Paysans26, le sociologue Henri Mendras, décrit plus largement la disparition d’un monde de traditions, coutumes, sociabilités, modes de vie hérités broyés par la modernisation forcée imposée par la planification d’état, les conseillers agricoles, les écoles d’agriculture, le crédit agricole et par les exigences de production industrielle capitaliste.
La fatigue physique et morale sont souvent des facteurs de dissolution, l’épuisement l’hiver face au travail et au manque de nourriture, ainsi que l’émergence de conflits. L’échec fut aussi souvent lié à des contradictions économiques. La volonté autarcique d’indépendance envers la société marchande contredit la régulation libre du travail individuel et l’éthos de jouissance qui butte, en particulier l’hiver, sur le caractère fictif du mythe de la « surabondance de la nature ». L’inégalité de la mise de fond initiale ou des ressources (héritages, allocations) était un facteur de tension, tandis que le principe du départ de celui que le fonctionnement dérange pouvait entraîner le départ des membres les plus mobilisés dans la mobilisation du groupe et la mise en place d’activités agricoles. La volonté d’égalitarisme anti-institutionnel induisait souvent une certaine violence des rapports sociaux non canalisés, d’autant plus que cela buttait sur les dotations différentes en capitaux sociaux et culturels (rôle de l’intellectuel théorisant la communauté). La volonté dans certaines communautés de rompre avec le modèle de la famille bourgeoise par la liberté sexuelle pouvait elle aussi être génératrice de tensions en l’absence de régulation du désir sexuel. Toutefois certains recommencent et tentent de nouveau. Certes les communautés s’achèvent mais il peut y avoir capitalisation de savoirs et nouvelles tentatives.
C’est ainsi suite à ces difficultés et à ces infléchissements dans les projets de mêmes individus qu’on assiste à une recomposition du mouvement d’arrivées et du mode de vie et des objectifs des « installés » qui correspond à la deuxième vague distinguée par C. Rouvière :
b) Les « néo-ruraux »
La deuxième vagues (1975-1985) correspond aux « néo-ruraux » proprement dit, il s’agit parfois de membres de la première vague en reconversion. Il ne s’agit plus de changer la société et de produire un homme nouveau mais plus simplement de s’intégrer dans la société rurale, de changer de mode de vie et de vivre dans un environnement plus sain. Ce « déplacement de l’utopie »27 coïncide avec la naissance du mouvement écologique28. La recherche de l’intégration locale et de la viabilité économique se traduit par la scolarisation des enfants pour socialiser, des habitudes vestimentaires plus discrètes, le retour du couple, la création de relation d’entraide et d’échange de service avec les paysans isolés voire la création de Société d’intérêt collectif agricoles avec d’autres installés pour obtenir une reconnaissance administrative. Ce qui est recherché est une vie « saine », « verte », « authentique », un revenu décent plus que l’autarcie. La vente directe de fromages confitures, légumes peu parfois produire une concurrence entre installés ou la diversification vers des activités artisanales (objets en cuire, en bois…). Cette phase s’accompagne d’un rapprochement avec les locaux dans les discours (valorisation de l’indépendance, du travail, de l’effort) et dans les pratiques (vaccins voire traitements chimiques, division sexuée des rôles).
La dimension protestataire ne disparaît pas mais se déplace vers une défense de la société locale contre la société dominante. La réouverture d’une école locale du fait de la scolarisation d’enfant d’installés était un symbole fort là où la fermeture de l’école avait été vécue comme une perte d’identité. Les installés étaient ainsi souvent les plus fervents défenseurs de traditions oubliées, en tentant de faire revivre des fêtes, veillées, groupes folkloriques. Hervieu et Léger analysent le retournement de trajectoire d’intellectuels qui, face à l’inadéquation de leur formation qui ne leur donne pas de vraie compétence professionnelle, choisissent de se tourner vers l’artisanat d’art dans le Sud touristique, tout en reproduisant des clivages de goûts en fonction de leurs capitaux culturels originels.
Une modalité alternative de recomposition de certains groupes face aux difficultés et aux déceptions rencontrées dans l’expérience communautaire est l’amplification de la dimension mystique et religieuse de leur expérience. Hervieu-Léger et Léger parlent de groupes « apocalyptiques » et analysent ce glissement du radicalisme écologique catastrophiste vers l’apocalypse et la nouvelle culture spirituelle (New Age et mouvements religieux). La conviction que le monde court à sa perte qui produit un rejet radical de la société et une vie en communauté devient eschatologique à travers le rattachement à une tradition légitimatrice, moment clef de passage vers le religieux. Par exemple en s’affirmant héritier des moines du Moyen-Age, qui avant eux ont sauvé l’Europe de la barbarie. Ils étudient par exemple le groupe des « technologues doux » formé de membres dotés d’un fort capital culturel (enseignants, architectes, médecins) qui à partir d’un projet initial d’habitat solaire et face aux difficultés glissent peu à peu vers le mysticisme par un encodage symbolique de leur projet d’abord strictement technique via la référence aux Cathares, à la gnomonique chinoise, aux Indiens d’Amérique et aux transcendantalistes américains29. La justification religieuse pouvaient permettre de redynamiser et d’éviter l’échec d’utopies politiques compromises par l’essoufflement de leur projet face aux difficultés matérielles et aux problèmes relationnels en instaurant un système normatif fort pour réguler les relations et en donnant un sens symbolique aux règles de vie strictes imposées de toute façon par les contraintes de l’autarcie.
c) Recompositions entre recherche de cadre de vie de choix, refuge contre la précarité et altermondialisme
Les deux vagues suivantes distinguées par Catherine Rouvière sont de nature différente bien qu’il faille noter des liens et affinités entre leurs membres et les néo-ruraux étudiés, et insister sur la persistance d’une migration de marginaux qui même lors de cet étiage ne disparaît pas. Ce moment correspond en effet à un contexte de déclin du mouvement écologique du fait de la perte des alliés politiques de la gauche et du PS arrivé au pouvoir en 1981, et à certains succès de terrain qui démobilisent les militants30. La troisième vague (1985-1995) est dominée par une recherche de campagne comme cadre de vie pour des travailleurs sociaux, des employés et instituteurs. L’idéal type correspondant à la quatrième vague est celui de RMIstes ou de femmes seules dans les années 1990 qui face à une absence de travail et à une grande précarité préfèrent des conditions plus favorables à la campagne.
Enfin la dernière vague, celle des années 2000 sur laquelle nous ne reviendrons pas, correspond aux « nouveaux autarciques » issus du mouvement libertaire et altermondialiste, qui prône l’autonomie, la décroissance, et un « processus révolutionnaire de destruction de l’état et de la société techno industrielle »31.
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1 Selon l’institut géologique américain (USGS) ressources totales en phosphore sont de 15 milliard de T, on en utilisait 165 million de T par an en 2008, avec une croissance de 3% par an selon l’Association internationale de l’industrie des engrais (IFA), j’ai fait un calcul rapide, avec ces données cela signifie un épuisement en 2055, et en 2084 si le niveau reste à celui actuel. L’azote est dans les boundaries de Rockstrom.
2 IPCC, AR5, WGII Section 7.
3 Meadows et al. Limits to Growth, 1972, réédition 2002.
4 Lester Brown, World on the Edge, 2011
5 Ce dont témoigne la toponymie des noms d’abbayes : Silvacane en Provence, Silvanés dans l’Aveyron sont fondé sur le latin silva la forêt.
6 Joëlle Zask, La Démocratie aux champs, La découverte, Paris, 2016.
7 Bronislaw Baczko, « Lumières et utopies. Problèmes de recherches » Annales. Economie, Sociétés, Civilisation, 2 1971, cité par Joëlle Zask, La Démocratie aux champs, La découverte, Paris, 2016.
8 Joëlle Zask, op. cit.
9 Il n’est pas ici dans notre propos de revenir sur les conséquences sociales et environnementales de l’industrialisation.
10 C. Bonneuil, J-B. Fressoz, L’événement anthropocène, la terre l’histoire et nous, Paris, Seuil, 2015
11 http://www.lesauvage.org/2011/09/vous-lisez-le-sauvage-faites-le-lire/
12 Baubérot, Histoire du Naturisme, Le mythe du retour à la nature, Rennes, PUR, 2004
13 Direction générale des recherches de la préfecture de police de Paris, 17 avril 1895, Archives de la préfecture de police de Paris : Ba 1508, cité par A. Baubérot, opus cité
14 Léon Tolstoï (1818-1910) est un écrivain russe, auteur de Guerre et paix, il prône le travail manuel, la vie au contact de la nature et hors des contraintes sociales. H.D Thoreau (1817-1862), écrivain américain auteur en particulier de Walden ou la vie dans les bois, est un pionnier de l’écologie et du mouvement de la désobéissance civile. Il valorise une vie simple et libre à l’écart de la civilisation, respectant la nature et refusant l’oppression de l’état et l’impôt.
15 Baubérot, opus cité
16 Luddites, bris de machine, ces mouvement d’hostilité au machinisme sont étudiés par François Jarrige dans Techno-critiques. Du refus des machines à la contestation des technosciences, La Découverte, 2014
17 Céline Beaudet, Les milieux libres : vivre en anarchiste à la Belle époque en France, Paris : Les éditions libertaires, 2006.
18 Ilario Rossi, « Monte Verità, un lieu révélateur de l’histoire du XXe siècle », Bulletin Amades , 61 | 2005, mis en ligne le 05 février 2009, consulté le 16 mars 2017. URL : http://amades.revues.org/517
19 Jean Giono, Les vrais richesses, Paris, Grasset, 1936, Préface.
20 J. Ellul, B. Charbonneau, Nous sommes des révolutionnaires malgré nous, Paris, Seuil, 2015
21 E. Coulomb, « Les gandhiens d’Occident. La quête de la pureté dans une communauté de l’Arche de Lanza del Vasto », Terrain, vol. 31, 1998.
22 Catherine Rouvière : Retourner à la terre. L’utopie néo-rurale en Ardèche depuis les années 1960, Rennes, PUR, 2015, 500 p.
23 R. P. Droit, La Chasse au bonheur, 1972
24 Hervieu léger, Le retour à la nature : au fond de la forêt, l’Etat, Paris, Seuil, 1979.
25 Gérard Bouvier et Charles Pilarski, INSEE Première n°1201, 2008 (https://www.insee.fr/fr/statistiques/1281283)
26 Henri Mendras, La fin des paysans, Arles, Actes Sud, 1984
27 Hervieu et Léger, Le retour à la nature : au fond de la forêt, l’Etat, Paris, Seuil, 1979.
28 La naissance du mouvement écologiste en France, retracée par Sylvie Ollitrault procède d’un processus de reclassement des forces mobilisées lors du « moment 68 » parallèle à celui de cette vague néo-rurale. L’organisation des Amis de la terre est fondée à Paris en 1970 par Alain Hervé, inspirée des Friends of the Earth fondés en 1969 aux États-Unis par David Brower après l’échec de la transformation du Sierra club conservationniste en un mouvement plus politique d’opposition au nucléaire. Elle porte la candidature aux élections présidentielles de 1974 de l’Agronome Tiers Mondiste René Dumont, première candidature écologiste, qui obtient 1,32% des voix.
29 B. Hervieu et D. Léger, Des communautés pour les temps difficiles, Néoruraux ou nouveaux moines, Paris, Centurions, 1983
30 S. Ollitrault, Militer pour la planète. Sociologie des écologistes, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009 pp. 90-100.
31 C. Rouvière, opus cité