2017 : Déplétion des ressources, « c’est quand qu’on va où » ?
Par Xavier Coeytaux
Depuis ma naissance en 1974, on entend dire quasi quotidiennement que le monde est en crise, pas de chance, avec 30 ans de moins, ce sont les lendemains qui chantent qui auraient été mon pain quotidien.
Est-ce vraiment un problème puisqu’une crise ça se traverse, et qu’au bout du tunnel il y a forcément la lumière ? Mais mes études de géophysique dans les années 90 m’ont appris trois choses, que les ressources, qu’elles soient minérales, énergétiques ou biosphériques sont des réservoirs limités, qu’impacter un de ces réservoirs impacte à plus ou moins long terme ses voisins, et que, toutes choses étant égales par ailleurs on peut tracer des courbes croissantes quasi infinies.
Courbes croissantes infinies… toutes choses étant égales par ailleurs 1…
Mais en fait, les choses sont-elles vraiment égales par ailleurs ? Si les choses pouvaient vraiment être égales par ailleurs, le mouvement perpétuel existerait vraiment. Les ressources ne sont pas un grand gâteau dont on peut prélever une part (croissante au passage) chaque année sans que le gâteau ne disparaisse. Que reste-t-il du gâteau, combien de parts, en fait comment va le monde ?
C’est simple, il est sur les rotules, et franchement ça n’est pas la meilleure façon d’avancer. Que s’est-il passé pendant ces 25 années ? Toutes les courbes ont suivi une accélération exponentielle et non pas linéaire. En clair, au lieu de prendre une part de gâteau chaque année, nous en avons pris une, puis l’année suivante deux, puis quatre, huit, etc…
Source : avant 1965 : Vaclav Smil’s Updated and Revised Edition, Energy Transitions: Global and National Perspectives, Appendix A, (2017), après 1965 : BP’s Statistical Review of Global Energy, 2017
À ce rythme, l’instinct nous dit qu’il se pourrait que cela pose problème, mais je connais le monde de la géophysique, armés de nos marteaux, nos sismographes, de la tomographie haute résolution et l’analyse satellitaire, on a bien dû trouver de nouveaux réservoirs pour pallier à cette gourmandise.
Quelques lectures plus tard, le constat est le suivant, les découvertes de réservoirs/gisements sont désormais marginales et à coûts croissants exponentiels d’exploitation, et nous fonctionnons essentiellement sur les mêmes depuis les années 70, plus quelques-uns mis au jour dans les années 90. Alors quoi ? La techno-croyance qui veut que la technologie vienne à notre secours pour aller plus loin, plus haut, plus fort, ne marche plus ? Oui, c’est clair, même bardés de technologie, nos pas de géants il y a 40 ans se sont transformés en pas de fourmis aujourd’hui.
Il faut en effet garder certains ordres de grandeur en tête : lorsque les pétroliers parlent d’un nouvel eldorado à propos des 84 milliards de barils prouvés dans l’ensemble de la zone Arctique (dont l’exploitation est extrêmement coûteuse et complexe), cela ne correspond dans les faits qu’à 2,5 années de consommation mondiale (30 à 35 milliards de barils par an). En réalité, depuis les années 80, le monde consomme annuellement beaucoup plus de pétrole qu’il n’en découvre.
Mais dit simplement, ça veut dire quoi ? Cela veut dire qu’une fois la moitié des réserves extraites atteinte, et sans nouvelles découvertes majeures, nous passons sur l’autre versant de la montagne pétrole, celui qui descend vers la vallée avec des coûts économiques et énergétiques d’extraction qui eux grimpent exponentiellement. En fait, si nous voulions extraire la dernière goutte de pétrole restant sur la planète, il faudrait engloutir la totalité de la production mondiale de l’année précédente.
Or nous avons probablement passé le maximum de production du pétrole conventionnel lors de la traversée du plateau 2006-2010 et elle décroît légèrement depuis. La production mondiale continue lentement de croître grâce à l’extraction fortement subventionnée des pétroles non conventionnels (schistes aux USA, sables bitumineux au Canada, etc.) et qui coûtent également très cher en énergie pour leur extraction.
Pour mieux comprendre ce graphique, imaginons un instant être au sommet de ce que peut produire l’ensemble des installations pétrolières mondiales, et que cela dure un peu. L’appétit croissant pour l’or noir, par le plus simple mécanisme qui soit, celui de l’offre et de la demande, provoque une montée du prix. Si le prix du baril grimpe, les coûts d’exploration et d’exploitation grimpent également, car l’extraction, le transport et le raffinage demandent des installations lourdes dont les matériaux de fabrication font appel au pétrole pour être fabriqués. On comprend pourquoi après un pic physique d’extraction, le cercle vicieux de la dépendance au pétrole rendra l’extraction elle-même plus coûteuse (ce mécanisme n’est valable que pour un pic mondial). Sans compter évidemment que tenter de vider un réservoir de pétrole n’est pas tout à fait comparable à siphonner un réservoir de carburant. En dehors des problèmes de géométrie du réservoir lui-même qui peut demander de nouveaux forages (investissement supplémentaire), globalement la tendance est de forer de plus en plus profond, dans des roches de plus en plus compactes et chaudes, tout en faisant appel à des techniques plus complexes permettant de pomper le précieux liquide (coût d’exploitation croissant).
Hasard ou non, depuis l’accélération de l’extraction très technique et donc coûteuse des pétroles non-conventionnels, la dette fédérale américaine (et canadienne dans une moindre mesure) explose. Lorsqu’on parle de la dette, difficile de ne pas penser à 2008 et la crise des subprimes, dont nos économies ne sont toujours pas remises. Elle est advenue suite à la multiplication par deux et demi du prix du baril entre mi 2003 et mi 2007. Courant 2008, le cours s’envole encore de presque 100%, la population américaine la plus fragile choisit de payer en priorité sa facture énergétique (nourriture, chauffage, mobilité) qui s’envole plutôt que ses crédits immobiliers, la crise des subprimes se déclenche, puis le cours chute brutalement. D’une certaine manière, nous pourrions considérer que nous maintenons l’illusion d’un pétrole pas cher2 et inépuisable en créant de la dette financière (et écologique) que nous nous transférons de génération en génération.
Avec beaucoup d’imagination et d’approximation on pourrait rester confiant et se dire que nous arriverons bien à nous désintoxiquer de notre dépendance au pétrole, mais il y a le reste… Avec des mécanismes comparables à ceux décrits plus haut nous passons actuellement également des pics de production de matières premières importantes, tels l’argent et l’or, et prochainement le cuivre, etc.
Certes, on arrêtera d’acheter des bijoux… mais aussi des smartphones, et des ordinateurs, et des voitures, et des éoliennes, bref tout ce qui contient un tant soit peu d’électronique. À titre d’exemple les minerais les plus riches jamais exploités avaient une teneur de 120 ppm (120 g d’or par tonne de minerai), aujourd’hui de 2 à 20 ppm, et nos smartphones contiennent environ 0,02 g d’or pour un poids total de 150 g, soit… 133 ppm ! Les diverses estimations varient de 500 millions à 720 millions de smartphones jetés dans le monde chaque année. Il est difficile de savoir s’il est plus rentable de recycler l’or des smartphones ou de continuer de l’extraire et le raffiner, car là encore, tout est question de coût énergétique.
Mais finalement, tout ça n’a pas vraiment d’importance, car si nous atteignons prochainement le pic pétrolier, comment ferons-nous tourner l’industrie d’extraction minière et dans quelles conditions financières et énergétiques ? On comprend bien que cette question du pétrole est centrale puisqu’elle peut potentiellement avoir un effet domino : si le prix s’envole par déplétion de la ressource exploitable, le prix de tout ce qui en dépend s’envole à son tour. Ou encore, la résistance d’une chaîne dépend de son maillon le plus faible.
En fait et surtout grossièrement dit, les pics de production se caractérisent par un plateau ondulant qui oscille entre le prix de rentabilité (prix de vente de la matière extraite en dessous duquel la société extractrice ne peut pas payer les salaires, les matériels et les dividendes nécessaires à la poursuite de son activité) le plus bas pour les sociétés d’extraction, et le prix le plus haut que la société civile « peut se permettre de payer » (même flou, ce prix existe, il correspond au prix à partir duquel une majorité de la population n’a plus accès à cette ressource en raison de son prix élevé). Lorsque ces extrêmes entrent en collision, la production se contracte, voire se tarit rapidement ; voilà le premier facteur d’incertitude concernant la question du « quand ? » et pourquoi il peut survenir de manière brutale et inattendue.
Le deuxième facteur d’incertitude est plus subtil et concerne le fonctionnement des marchés des ressources eux-mêmes. Toutes les sociétés d’extraction privées sont cotées sur des marchés, et leur valeur dépend intrinsèquement de ce qu’elles sont capables de produire en une année et des quantités qu’elles sont encore capables d’extraire à moyen terme (réserves). Autrement dit, si une société d’extraction faisait savoir que dans les cinq prochaines années elle serait incapable à minima de maintenir sa production (déplétion de la ressource), sa valeur baisserait fortement, entamant par là-même ses capacités d’investissement dans l’exploration, voire l’exploitation. Certes, les prix des matières extraites grimperaient, mais là encore se retrouveraient bloqués par « le prix socialement supportable ». On comprend donc pourquoi on peut douter des chiffres des réserves déclarées par les sociétés elles-mêmes (seule source officielle disponible).
Pour le pétrole (et oui encore…) et les sociétés nationales non cotées, le mécanisme des quotas vient ajouter une couche d’incertitude supplémentaire : en matière de pétrole, c’est la réserve déclarée qui dicte les quantités extractibles autorisées chaque année pour chaque pays producteur. Ainsi entre 1983 et 1988, les pays membres de l’OPEP ont tour à tour quasiment doublé leurs réserves déclarées afin de s’octroyer des quotas de production plus importants, forçant les autres membres à répondre de la même manière pour préserver leurs propres quotas. Encore mieux, les réserves déclarées ne baissent pas depuis 25 ans alors même que logiquement les producteurs pompent dans leurs réserves chaque année. Alors certes les procédés d’extraction ont fait de grands progrès dans le courant des années 80 (et assez marginalement depuis), et un cours élevé permet d’envisager de pousser une exploitation plus loin même si son coût augmente (mon exploitation coûte plus cher mais je vends plus cher), ce qui peut partiellement expliquer une réévaluation des réserves extractibles mais très probablement pas un quasi doublement.
L’or, l’argent, c’est bien beau, mais il y a un maillon en particulier qui devrait nous intéresser : l’agriculture, notre assiette quoi. Dans les pays de l’OCDE, 14% de la consommation de pétrole servait à faire fonctionner l’agriculture en 2010. Avec un pétrole rare et cher, il est fort à parier que notre ration quotidienne nécessaire de calories prenne un coup de chaud niveau budget.
Bon mais alors c’est quand le pic pétrolier (et donc du reste si vous avez bien suivi) ? Si je le savais, j’aurais une société cotée en bourse qui rivaliserait avec Google. Plus sérieusement, et parce que je préfère l’expertise indépendante plutôt que les prévisions des experts maison, j’aurais tendance à penser que la décennie 2020 connaîtra les premiers problèmes d’approvisionnement liés à la déplétion des ressources, en particulier pétrolière, c’est-à-dire qu’il n’y aura plus assez de quantités de ressource disponible sur le marché pour satisfaire l’ensemble des usages. Avec l’effet domino évoqué plus haut, tout le système peut s’effondrer ; par exemple et sans grande imagination, la mobilité est réduite pour aller au travail, l’outil de production et services se contracte alors même que les prix des denrées s’envolent, donc la monnaie perd sa valeur, le système financier n’a plus de valeur refuge et s’évapore, etc.
Et on va où ? A priori nulle part puisque nous n’avons qu’une seule terre, et qu’elle a le mauvais goût d’être finie. Seule bonne nouvelle et pour le climat celle-là, nous n’extrairons probablement plus très longtemps de combustibles fossiles de nos sous-sols, et à moins que le gazogène ne revienne à la mode, nous pourrions éviter une surchauffe invivable de notre atmosphère par la seule force de notre inaction, le comble. Sinon à titre personnel, je vais commencer par aller au café de mon petit village pour en parler avec mes proches qui sentent bien que quelque chose cloche sans pour autant mettre le doigt dessus, et puis je retournerai planter mes légumes au fond du jardin, on ne sait jamais.
Parcours de l’auteur :
Né en 1974, après des études supérieures en géophysiques (UPMC, Normale Supérieure) qui m’ont familiarisées avec l’approche systémique de l’environnement terrestre, j’ai travaillé sur Paris pendant plusieurs années sur les questions d’énergie et d’environnement (systémique, impacts, etc.) pour des acteurs associatifs et institutionnels. Aujourd’hui néo-rural depuis plus de 10 ans, je tente de créer l’étincelle propice à un mouvement local de transition.
Notes :
1. Toutes choses étant égales par ailleurs, signifie que l’on néglige certains paramètres (et/ou leur variation dans le temps) d’un système afin d’avoir la capacité de le définir comme on le souhaite. Typiquement dans le cas de l’énergie, on néglige son coût et le fait que la quantité disponible est finie pour s’autoriser une croissance exponentielle, même si celle-ci repose sur la consommation d’énergie. Dans le cas du mouvement perpétuel d’un pendule par exemple, on néglige les forces de frottement pour théoriser une oscillation qui ne s’amortit jamais.
2. Afin de mieux comprendre pourquoi je parle ici d’énergie pas chère, faisons la comparaison entre l’énergie qu’un homme en excellente santé physique peut injecter dans son travail chaque jour (0,5 KWh au maximum) et le contenu en énergie d’un litre de carburant (10 KWh).
Donc un litre de carburant vaut 20 jours de travail d’un être humain au top de sa condition, soit à peu près 1 mois de travail en comptant les temps de repos nécessaires.
Même si je ne rémunère mon esclave que 1200 €/mois (en dessous du SMIC), on voit qu’un litre de carburant devrait valoir non pas 1,20€ mais 1000 fois plus, soit 1200€. Voilà pourquoi la dette mondiale et écologique (coût qu’il faudrait théoriquement pour remettre les écosytèmes à l’équilibre si cela était possible) m’apparaît personnellement comme un impayé de notre vraie facture énergétique.
À titre d’information, et ceci n’est qu’un calcul moyen (il y a des différences plus que sensibles entre un cadre occidental et un paysan du Burkina Faso), nous consommons environ 4,5 barils de 159l de pétrole chaque année, soit 7155 KWh, à comparer aux 180 KWh que nous pourrions produire à la force de nos bras, soit près de 40 esclaves énergétiques travaillant en permanence pour nous (pour le français « moyen » c’est plutôt 400).
Pour un calcul complet voir : Combien suis-je un esclavagiste ?, Jean-Marc Jancovici, 2015
3. La variation de croissance du PIB mesure la richesse qui est ajoutée (lorsqu’elle est positive) ou retirée (lorsqu’elle devient négative) dans une économie donnée en une année.