2017 : Le discours de 1847 qui a prédit le changement climatique induit par l’homme
Un discours oublié d’un membre du congrès américain prévenait du risque d’un réchauffement climatique mondial lié à une mauvaise gestion des ressources naturelles.
Traduction par Leïla Riguet de l’article de Leo Hickman du 20 Juin 2011 sur le site theguardian.com
Quand nous pensons à la naissance du mouvement préservationniste au 19ème siècle, les noms qui viennent spontanément à l’esprit sont John Muir et Henry David Thoreau, les hommes qui ont écrit sur la nécessité de protéger les régions sauvages à une époque où la notion de «destinée manifeste» de l’humanité faisait fureur.
Mais un américain bien moins connu – contemporain de Muir et de Thoreau – pourrait s’avérer être la première personne à avoir répandu l’idée aujourd’hui incontestée, que l’être humain peut influencer négativement l’environnement qui lui permet la vie.
George Perkins Marsh (1801-1882) eut une carrière diversifiée. Voici comment l’Université Clark du Massachusetts, qui a nommé un institut en sa mémoire, le décrit :
Tout au long de ses 80 années, Marsh a eu plusieurs professions, comme avocat (même si selon ses propres mots il se définit comme « un praticien indifférent »), éditeur de journal, éleveur de moutons, propriétaire de moulin, conférencier, politicien et diplomate. Il s’est aussi essayé à différents types d’entreprises, mais a essuyé un échec retentissant – exploitation de carrières de marbre, investissement dans le chemin de fer, et fabrication de laine.
Il a étudié la linguistique, connaissait 20 langues, a écrit un important ouvrage sur les origines de la langue anglaise, et était connu comme le principal spécialiste en langues scandinaves de toute l’Amérique du nord.
Il a inventé des outils, conçu des bâtiments dont le Washington Monument.
En tant que membre du congrès à Washington (1843-49), Il a aidé à fonder et à diriger la Smithsonian Institution.
Il a été ambassadeur des États-Unis en Turquie pendant cinq ans où il a assisté les réfugiés révolutionnaires et a plaidé pour la liberté religieuse. Il a passé les derniers 21 ans de sa vie (1861-82) en tant qu’ambassadeur des États-Unis du tout nouveau Royaume d’Italie.
Autrement dit, il s’est bien occupé (humour british). Mais je suis certain que le moment déterminant de sa vie fut le 30 Septembre 1847, quand, en tant que membre du congrès pour le parti Whig (précurseur du parti républicain), il a donné une conférence à la société agricole du comté de Rutland dans le Vermont. (Le discours a été publié un an plus tard). Il s’est révélé être l’étincelle intellectuelle qui l’a conduit à publier en 1864 son ouvrage le plus connu, « L’homme et La nature: La géographie physique modifiée par l’action de l’humain. »
Plus de 160 ans plus tard, cela vaut le coup de relire son discours, celui-ci semble remarquablement visionnaire aujourd’hui. Il montre aussi qu’il était en avance de plusieurs décennies sur la plupart des autres penseurs sur ce sujet. Après tout, il a tenu sa conférence une décennie (voire plus) avant que John Tyndall n’ait commencé à explorer la thèse selon laquelle de légers changements dans la composition de l’atmosphère pourraient provoquer des variations climatiques. Et ce fut un demi-siècle avant que Svante Arrhenius n’ait émis l’hypothèse que le dioxyde de carbone émis par « l’énorme combustion du charbon par nos établissements industriels » pourrait réchauffer le monde (quelque chose qu’il pensait être bénéfique).
Oui, dans son discours, Marsh parle de « l’homme civilisé » et « des sauvages » – et le style est ampoulé par moment – mais soyons indulgents : c’était en 1847, après tout. C’est environ à la moitié du discours qu’il aborde ce qui concerne la plupart d’entre nous aujourd’hui :
L’homme ne peut commander comme bon lui semble la pluie et le soleil, le vent, le gel et la neige, il est pourtant certain que le climat lui-même a été graduellement changé, amélioré ou détérioré par l’action humaine. L’assèchement des marais et le défrichage des forêts affectent sensiblement l’évaporation de la terre, et bien sûr la quantité moyenne d’humidité en suspension dans l’air.
Les mêmes causes modifient l’état électrique de l’atmosphère et la capacité de la surface à réfléchir, absorber et diffuser les rayons du soleil, et par conséquent influent sur la distribution de la lumière, de la chaleur, et de la puissance et direction des vents.
Dans des proportions limitées aussi, les incendies domestiques et les structures artificielles créent et diffusent une chaleur accrue, à un point qui pourrait affecter la végétation. La température moyenne de Londres est de un ou deux degrés plus élevée que celle de la campagne environnante, et Pallas pensait, que le climat d’un pays aussi peu peuplé que la Russie a été sensiblement modifié par des causes semblables.
Une partie de la terminologie qu’il utilise est clairement archaïque pour nous, mais son intuition s’est révélée correcte. On peut l’imaginer débattant de concepts connus de nos jours sous les termes d’îlot de chaleur urbain ou d’effet de serre.
Mais dans son discours il appelait aussi à une approche réfléchie de la consommation des ressources naturelles, en dépit de l’abondance quasi sans limite de l’offre sur les vastes territoires nord-américains. Comme le note la biographie de l’Université Clark, il n’était pas un « sentimentaliste » de la nature. Il croyait plutôt que toute consommation devait être raisonnée et considérée, en gardant en permanence à l’esprit l’impact pour les générations futures : il prônait ce que nous appellerions de nos jours le « développement durable ». En particulier, il faisait remarquer que son audience devrait ré-évaluer la valeur des arbres.
La valeur croissante du bois et du combustible devrait nous apprendre que les arbres ne sont plus ce qu’ils étaient à l’époque de nos père : une charge. Nous avons sans doute déjà, dans le Vermont, une proportion de terres défrichées plus grande que nécessaire, avec une culture adaptée à une population beaucoup plus grande que celle que avons maintenant, et chaque acre supplémentaire diminue à la fois nos moyens pour un élevage minutieux, en étendant de manière disproportionnée sa zone, et prive les générations futures, de ce qui bien que relativement sans valeur pour nous, serait d’une grande valeur pour eux.
Les fonctions de la forêt, en plus de fournir du bois et du combustible, sont très différentes. Les pouvoirs conducteurs des arbres les rendent très utiles pour rétablir l’équilibre perturbé du fluide électrique. Ils sont d’une grande valeur pour mettre à l’abri et protéger les légumes tendres contre les effets destructeurs des vents rudes ou desséchant, et le dépôt annuel de feuillages caduques et la décomposition de leurs troncs, forment une accumulation d’humus, qui donne une grande fertilité aux sols souvent stériles sur lesquels ils grandissent, et enrichit des terrains bas par le lessivage des pluies et la fonte des neiges.
Les inconvénients qui résultent d’un manque de prévoyance dans la gestion des forêts se font déjà sévèrement sentir dans de nombreuses régions de la Nouvelle-Angleterre, et même dans certaines anciennes villes du Vermont. Les flancs escarpés des collines et les corniches rocheuses sont bien adaptés à la croissance permanente du bois, mais quand dans la fièvre de l’amélioration, ils sont imprudemment dépouillés de cette protection, l’action rapide du soleil, du vent et de la pluie les prive de leur mince couche d’humus et quand cela arrive, il ne peut pas être restauré par l’élevage ordinaire. Ils se transforment alors en zones stériles et disgracieuses, ne produisant ni grain ni herbe, et ne donnant aucune autre culture que celle de mauvaises herbes, qui répandent leurs graines nuisibles sur les terres arables les plus riches.
Mais cela est loin d’être le seul mal résultant de la destruction inconsidérée des bois. Les forêts servent de réservoirs et de régulateurs d’humidité. Pendant les saisons humides, les feuilles décomposées et les sols spongieux des forêts conservent une grande partie de l’eau des pluies qui tombent, et redonnent l’humidité en période de sécheresse, par évaporation ou par l’intermédiaire de sources. Par conséquent elles régulent à la fois l’écoulement de l’eau à la surface dans les cours d’eau et des terres basses, et préviennent les sécheresses de l’été qui assoiffent nos pâturages et dessèchent les ruisseaux qui les arrosent.
Par ailleurs, là où une trop grande proportion de la surface est dépouillée d’arbres, l’action du soleil d’été et du vent brûle les collines qui ne sont plus abritées par les arbres, les sources et ruisseaux qui ont trouvé leur réserve dans le sol imbibé d’eau de la forêt disparaît, et l’agriculteur est obligé de laisser ses champs au bétail, qui ne peut plus trouver de nourriture dans ses pâturages, et il est parfois forcé de les conduire sur des miles pour boire.
Encore une fois, les pluies vernales et automnales, ainsi que la fonte des neiges de l’hiver, ne sont plus absorbées par le sol des bois, mais coulent partout sur un sol plus dur, en se mettant parfois en surface, puis rapidement glissent sur le sol lisse, et dans la recherche de leurs cours naturels, emportent avec elles l’humus, elles remplissent chaque ravin par un torrent, et transforment chaque rivière en un océan. La soudaineté et la violence de ces crues augmentent à mesure que le sol se dégarnit, que les ponts sont emportés, et que les prairies sont balayées de leurs cultures et de leurs clôtures, elles sont alors recouvertes de sable stérile, ou érodées par la fureur du courant, on peut raisonnablement craindre que les vallées de plusieurs de nos cours d’eau ne se transforment en vastes déchets de graviers et de cailloux, des déserts en été, et des mers en automne et au printemps.
Les changements que ces causes ont provoqués dans la géographie physique du Vermont, en l’espace d’une seule génération, sont trop saisissants pour avoir échappé à l’attention de tout observateur, et tout homme d’âge moyen, qui revisite son lieu de naissance, après quelques années d’absence, trouvera un paysage différent de celui qu’il a connu pendant sa jeunesse.
Les signes d’une amélioration artificielle sont mélangés avec les cicatrices du gaspillage irréfléchi, avec les collines stériles et chauves, les lits secs des plus petits cours d’eau, les ravins sillonnés par les torrents du printemps, et la diminution de l’espace qui longe le cours élargi des rivières, semblent de tristes substituts pour les bosquets et ruisseaux agréables et les larges prairies de son antique domaine paternel.
Si la valeur actuelle du bois et de la terre ne justifiera pas le replantage artificiel des sols défrichés à tort, la nature mérite au moins qu’on lui permette de les revêtir d’une pousse spontanée de bois, et dans notre agriculture future une sélection plus attentive des terres devra être faite pour les améliorer de façon permanente. On pratique depuis longtemps dans de nombreuses contrées de l’Europe, ainsi que dans nos vieilles colonies, l’abattage de forêts réservées au bois et au combustible à des intervalles définis. Il est temps que cette pratique soit introduite chez nous.
Après le premier abattage de la forêt originelle, il faut un certain temps avant que le lieu ne soit repeuplé, car les racines d’arbres adultes et vieux donnent rarement des pousses, mais lorsque la seconde (pousse) s’établit, celle-ci peut être avantageusement coupée, selon une période d’environ vingt cinq ans, et donne un matériau en tous points, exceptée la taille, bien supérieur au bois de la forêt primitive. Dans bon nombre de pays européens, l’économie liée à la forêt est régulée par la loi ; mais ici, où l’opinion publique détermine, ou plutôt en pratique constitue la loi, nous ne pouvons qu’exhorter à un intérêt éclairé pour introduire des réformes, vérifier les abus, et nous préserver d’une recrudescence des maux que j’ai évoqués.
Note : Cette année, cela fera 150 ans que Marsh a été personnellement nommé par Abraham Lincoln pour être le premier ambassadeur des États-Unis en Italie (Marsh fut enterré à Rome). Trois ans plus tard, Lincoln approuvait la législation menant à la création du parc national Yosemite en Californie. Il s’agissait alors d’un précédent incitant les états et fédérations du monde entier à l’achat et la sécurisation de zones sauvages de manière à ce qu’elles soient protégées de façon durable du développement et de l’exploitation. Ce n’est bien évidemment que pure spéculation, mais je me suis toujours demandé si Marsh et Lincoln avaient discuté de telles considérations, que ce soit en face à face ou par le biais de correspondances. Peut-être y a-t-il quelque part un historien passionné capable de répondre ?